Avr 132015
 

Publié originellement sur: Breizh Femmes

Rarement une salle aussi bondée que celle des Champs Libres ce jour-là n’aura été si attentive, si silencieuse, presque recueillie. La petite voix apaisante de Magda Hollander-Lafon ponctuée de longs silences, et celle, vibrante et énergique, de Marie-José Chombart de Lauwe racontaient l’horreur.

Et devant l’horreur, il faut d’abord se taire avant peut-être de se révolter.

Mais aucune violence dans les propos de ces deux femmes d’exception ; ce qu’elles ont rapporté des camps nazis voilà plus de soixante-dix ans, c’est bien sûr, le désir que passe la justice mais surtout beaucoup de sagesse et le poids du devoir de témoigner pour elles et pour toutes celles et tous ceux qui n’en sont jamais revenu-es.

affiche

L’une était juive de Hongrie, l’autre Bretonne d’une famille de résistance. La première, Magda Hollander-Lafon fut déportée avec les 450 000 autres juifs hongrois et près d’un million de tziganes. « Je viens d’une famille juive non pratiquante – raconte-t-elle – je ne savais même pas ce que ça voulait dire « juif » mais je n’ai pas eu le temps de chercher. On nous a dit qu’on allait travailler ; je me suis accrochée à ce mot, travail, mais intérieurement, je sentais qu’il y avait un danger qui nous guettait. »

A 16 ans, elle se retrouve séparée de sa famille au camp de Birkenau où le trop célèbre docteur Mengele a droit de vie et de mort sur ceux qui arrivent. « Notre vie dépendait d’un bâton qui allait à droite ou à gauche – se souvient-elle – Si j’allais à droite, je restais vivante ; à gauche,vingt minutes plus tard je n’existais plus ! » Comme sa mère et sa sœur, perdues dans les fumées qui se dégagent des hautes cheminées.

Aucune colère, aucune agressivité dans cette petite voix qui témoigne et qui raconte la douche, les cheveux rasés, les vêtements et tous les effets personnels arrachés. « Nous étions là pour mourir – dit encore Magda Hollander-Lafon – les résistants avaient choisi de sauver leur honneur, leur patrie, donc il y avait un sens à leur départ ; ils donnaient leur vie volontairement. Nous, nous étions là uniquement parce que nous étions juifs ! »

Rester des « êtres pensants » au cœur de la déshumanisation

rsistanteRésistante, Marie-José Chombart de Lauwe, elle, a fêté ses dix-neuf ans en prison après avoir été arrêtée à Rennes où elle était étudiante. La résistance est pour elle une histoire de famille ; « ce n’est pas une décision que j’ai prise comme ça ; c’est toute une éducation derrière » dit-elle évoquant des parents engagés et informés. « L’hostilité contre l’armée d’occupation, l’hostilité contre les idées racistes nazies, je les portais en moi depuis un bon moment déjà. »

Convaincue de terrorisme, elle est classée NN pour « nuit et brouillard » c’est-à-dire ceux qui devaient disparaître. Elle aussi évoque cette déshumanisation dès l’entrée du camp à Ravensbrück où se retrouvent toutes les femmes aux lourdes condamnations : les résistantes au triangle rouge comme les « droits communs » au triangle vert. Au total, vingt nationalités sont représentées. Mais pour toutes, plus question de noms ou de prénom, elles deviennent un numéro.

« On essayait de se grouper entre camarades résistantes françaises – dit Marie-José Chombart de Lauwe – non seulement pour survivre mais surtout pour tâcher de conserver notre dignité d’être humain, pour montrer qu’on était des êtres pensants et que jusqu’au bout on pouvait être capables de créer. »

« Nous pouvons résister d’une multitude de façons » dira encore Magda Hollander-Lafon. Pour la petite juive ce sera en devenant rebelle. « Je vais mourir, mais je ne vais pas donner ma vie comme ça » se disait-elle. Mourir pour avoir volé des épluchures de pommes de terre ou bien plus tard pour avoir saboté des vis destinés aux avions allemands ou faussé compagnie au convoi en déplacement, tout valait mieux que « mourir pour rien ». « Quand nous acceptons la réalité, nous pouvons inventer la vie » dit Magda Hollander-Lafon. Pour elle, la réalité, s’appelle la mort. « Je savais que j’allais mourir – dit-elle – Mais à partir du moment où nous acceptons de mourir, nous recevons une force intérieure et nous devenons audacieux. »

On n’est pas des moins que rien parce qu’on n’a plus rien

De leur côté, les femmes de Ravensbrück déploient elles aussi des trésors d’imagination pour que leur détention soit vivable. Au risque de leur vie, elles détournent des fournitures pour échanger des petits cadeaux : mouchoirs brodés, croix ou chapelets en fils électriques. L’amitié et la solidarité sont leur dernier rempart contre la barbarie. L’art aussi quand elles créent une chorale et chantent « clandestinement » dès que les surveillantes ont le dos tourné.

confRester « être pensant » pour l’une ; prouver et se prouver « que ce n’est pas parce qu’on n’a plus rien, qu’on est des moins que rien » pour l’autre. Les deux femmes ont en elles le même souffle de vie qui leur permet de traverser les épreuves. Qui leur permet soixante-dix ans plus tard de continuer à témoigner, à dire non seulement ce qu’elles-mêmes ont vécu mais ce que fut cette époque. « Quand je dis « je » sachez que c’est un immense « nous » que j’ai derrière moi – explique Magda Hollander-Lafon – A chaque fois que j’interviens je redonne vie à ceux qui sont morts et ils continuent à vivre en moi. »

Marie-José Chombart de Lauwe ne dit rien d’autre quand elle raconte ce jeune prisonnier qui allait mourir et criait par sa fenêtre de la prison de la Santé : « dites aux jeunes qui viendront que je suis tombé pour qu’eux vivent dans la paix. » « Je suis porteuse de ma mémoire – dit la vieille dame – mais aussi de la mémoire de tous ceux que j’ai vus fusillés. »

Face aux interrogations, aux doutes aussi, à son retour en Bretagne dans la maison familiale de l’île de Bréhat, Marie-José Chombard de Lauwe, aujourd’hui Présidente de la fondation pour la mémoire de la déportation, a très vite choisi d’écrire pour dire, à chaud, la réalité des camps.

Demain entre confiance et inquiétude

Magda Hollander-Lafon, s’est retrouvée seule, n’ayant plus aucune famille ni aucune attache, dans un pays étranger dont elle ne parlait pas la langue, la Belgique pendant dix ans puis la France. Et pour elle, c’est le silence qui accompagna une douloureuse renaissance. « Dans les camps, je n’avais pas peur de mourir, parce que je savais ce qui m’attendait – se souvient-elle – mais là, subitement, la peur m’a envahie. » Ou encore : « j’étais silencieuse ; je ne pouvais pas parler. »Et ce n’est que longtemps après qu’elle pourra écrire et témoigner notamment dans les établissements scolaires.

Si les parcours de ces deux femmes admirables ont été en bien des points semblables, elles portent aujourd’hui sur le monde un regard quelque peu divergent. La résistante reste combative quand elle interpelle l’auditoire d’un vibrant : « ne baissez pas les bras, gardez les yeux ouverts car tout cela n’est pas fini et il faut continuer à vous engager et vous battre pour que cette idéologie de haine cesse une fois pour toutes et pour toujours ! Soyez vigilants ; le germe du mal est en train de repartir ! »

Plus confiante en l’être humain, mais tout aussi concernée par l’actualité, Magda Hollander-Lafon dit quant à elle : « nous avons toujours à espérer. Pour moi, ce n’est que la solidarité qui peut sauver l’humanité ; la vie est toujours en devenir. Demain dépend de chacun de nous. »

Geneviève ROY

Pour aller plus loin :

Magda Hollander-Lafon a écrit trois livres : « Les chemins du temps » aux éditions ouvrières en 1977 – réédité en 1981 (épuisé) ; « Souffle sur la braise » aux éditions du Cerf (1993) et « Quatre petits bouts de pain » aux éditions Albin Michel (2012)

Marie-José Chombart de Lauwe a publié Toute une vie de résistance aux éditions Pop’Com (2002) et va sortir fin avril un nouveau livre « Résister toujours » aux éditions Flammarion

Voir aussi le site « Les amis de Magda »  et les événements à venir et à soutenir ; le site de la Fondation pour la mémoire de la déportation

Spectacle « Les Hommes » de Charlotte Delbo le 30 avril à 20h 30 au théâtre de l’ADEC, rue Papu. Cette pièce raconte l’histoire de huit femmes résistantes emprisonnées à Romainville avant d’être déportées à Auschwitz. Réservations au 02 99 33 20 01

Publié originellement sur: Breizh Femmes

Conférence: La déportation des juifs et des résistants : Deux témoins – le 4 avril

 

37760_1_FR_originalAu XXe siècle, des millions d’êtres humains ont connu la déportation dans des camps. La Seconde Guerre mondiale a été le paroxysme de cette pratique brutale.

Parmi les millions de déportés, Magda Hollander-Lafon, parce qu’elle était juive, et Marie-Jo Chombart de Lauwe,  pour actes de résistance.

Deux femmes, deux témoignages de la vie en déportation, mais aussi deux récits de la libération et du retour.

Rencontre organisée en partenariat avec l’ANACR (association nationale des anciens combattants et amis de la résistance) et l’ADIRP (association des déportés internés résistants patriotes).

Avr 032015
 

Marie-Jo Chombart de Lauwe et Magda Lafon, rescapées des camps de la mort dont on commémore le 70e anniversaire de la Libération, ont fait salle comble aux Champs Libres.

Dans une salle de conférences Hubert-Curien pleine à craquer, plus de 400 collégiens et lycéens ont écouté les témoignages de Marie-Jo Chombart de Lauwe et Magda Lafon, vendredi après-midi aux Champs libres.

La première, arrêtée en 1943 à Rennes, fut déportée à Ravensbrück parce qu’elle était résistante. La seconde, juive de Hongrie, fut conduite en 1944 à Auschwitz-Birkenau.

Une conférence publique ce samedi

Revenues de l’enfer, elles ont fait le récit de ce douloureux épisode et pris le temps de répondre aux nombreuses questions de l’assistance. « Pour qu’on n’oublie jamais et pour que plus personne ne vive ce que nous avons vécu. »

400 collégiens et lycéens venus de toute l'Ille-et-Vilaine ont écouté le récit des deux déportées et posé des questions.

Marie-Jo Chombart de Lauwe et Magda Lafon témoigneront de nouveau aux Champs libres, ce samedi, à 15 h 30, à l’invitation des associations d’anciens combattants et anciens déportés Anacr et Adirp. Entrée libre, dans la limite des places disponibles. Réservation conseillée, tél. 02 23 40 66 00.

Ouest-France  

Fév 212015
 

magda-lafon-photo-sPLACE ET POSITIONNEMENT ETHIQUE DU TEMOIN DE LA SHOAH

Magda échange avec Gilles OLLIVIER, professeur d’Histoire-Géographie au lycée Chateaubriand de Rennes lors d’une journée organisée par l’association Universel Singulier le 30 octobre 2009. Notre ami a été 9 ans professeur au Collège des Chalais où il a mené plusieurs programmes pédagogiques autour de la mémoire.

– Magda, quel évènement t’a déterminé à t’engager à témoigner ?

En 1978, Darquier de Pellepoix, a dit : «A Auschwitz on a gazé que des poux ». A ce moment, je ne pouvais plus me taire. Le président de l’Association Jules Isaac pour l’Amitié Judéo-chrétienne m’a encouragée à intervenir. Prendre la parole est une véritable épreuve pour moi, mais je ne peux me dérober ; j’obéis non pas à un devoir de mémoire mais à une fidélité à la mémoire de ceux qui ont disparu devant mes yeux. Il m’est revenu qu’à Birkenau une mourante m’avait fait signe. Ouvrant sa main qui contenait quatre petits bouts de pain moisi, d’une voix à peine audible, elle m’avait dit : « Tu dois vivre pour témoigner de ce qui se passe ici. Tu vas le dire pour que cela n’arrive plus jamais dans le monde. ». Après, j’ai oublié cet événement. Le mensonge de Darquier de Pellepoix m’a révolté et me l’a rappelé. Voilà pourquoi je témoigne aujourd’hui

 – Et toi Gilles, comment reçois-tu cette mémoire ? Quel retour manifestent les jeunes après mon témoignage ?

Ta démarche de témoignage dans les classes s’inscrit dans une volonté de présence réelle d’un témoin et de l’enseignant qui mettent en œuvre à destination des adolescents l’acquisition d’un savoir, l’expérience de la rencontre et la connaissance de la singularité de la personne. Il s’agit ainsi d’amener chacune et chacun de nous à la conscience de l’importance des valeurs en matière d’humanité.

Le vécu est à la fois capital et délicat. Pour toi, à travers tes souvenirs et ta mémoire, lorsque tu dis aux adolescents rencontrés, à propos des camps d’extermination, que tu as survécu et non pas vécu. Pour eux, lorsque tu racontes avec émotion ton arrivée au camp de Birkenau avec ta mère et ta jeune sœur. Le présent de Birkenau, aujourd’hui, ici et maintenant, ne fait alors aucun doute.

La notion de traces est alors essentielle. Celles inscrites dans la chair et le corps, dans les cœurs et les esprits, celles aussi inscrites dans les paysages. Chaque mot, chaque photographie, la question du déplacement ou pas d’un groupe d’élèves à Birkenau et des enjeux révèlent alors le présent des camps d’extermination.

Mais l’importance des traces, c’est aussi celles créées par les adolescents après la ou les rencontre(s) avec toi. Pendant le projet de La Route de la Mémoire mené au collège public Les Chalais de Rennes en 2005-2006[1], les élèves-adolescents d’une classe de troisième ont été ainsi amenés à écrire et à transmettre auprès des autres, toutes générations confondues. La tâche est difficile car s’ils cherchent, personnellement et collectivement, à dépasser l’expression du « plus jamais cela », des questions se posent très vite : doit-on imposer le devoir de mémoire à ces enfants ; doivent-ils et peuvent-ils être, pour reprendre leur expression, des témoins de témoin ?…

A vrai dire, il a été primordial de laisser de la place à leurs créations afin qu’ils y dessinent des traces d’eux-mêmes à partir de ce qu’ils ont reçu et là où ils sont arrivés dans leur prise de conscience.

Ils se sont alors adressés aux habitants du quartier pour un échange en bibliothèque, qu’ils ont eux-mêmes animé, autour de trois ouvrages, fictions et témoignages ; ils ont introduit et conclut une conférence de Jacques Sémelin, professeur à Sciences Po. sur les usages politiques des massacres et génocides. Des adultes, dont certains de leurs parents, ont déclaré avoir pu aborder l’extermination des Juifs et des Tsiganes par cette transmission à rebours, les programmes scolaires d’avant les années quatre-vingt n’étant pas toujours clairs et précis à ce sujet. Ils ont enfin rencontré des élèves de CM2 auprès de qui ils ont partagé leur expérience de classe, leur expérience de vie en répondant à leurs questions.

Cette dynamique, cet engagement se sont nourris des dialogues avec toi, Magda, sur ton expérience des camps nazis, sur ton expérience de la vie.

 – Quelle différence fais-tu, Gilles, entre connaissance et savoir ?

Le savoir, indispensable et construit dans un souci d’objectivité, peut être froid. Rend-t-il nécessairement plus sensible à l’autre, nous engage-t-il irrémédiablement sur la voie de la responsabilité de l’autre ? Je ne le crois pas systématiquement. Que faire alors de l’écoute des autres et notamment des témoins, de l’écoute des élèves et des adolescents, qui permettent de prendre en compte l’intériorité de la personne ? Tu te souviens Magda, qu’il s’agissait sur La Route de la Mémoire, et je cite respectivement les écrivains Annie Ernaux et Jeanne Benameur, tout autant de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » que de faire en sorte que les paroles des adolescents « leur dessinent une place vivante dans le monde ». Dois-je ajouter qu’écouter ne signifie pas acquiescer, mais bien prendre en compte l’autre personne dans ses relations avec soi ?

La connaissance est une co-naissance. Il s’agit de naître, d’advenir ensemble par un engagement le plus authentique possible de soi.

Elle repose sur l’expérience personnelle de sa propre histoire et la conscience de son humanité et elle permet de développer sa responsabilité de l’autre et la responsabilité de sa propre histoire.

L’expérience de la transmission par la relation triangulaire adolescents-élèves, témoin, enseignant, permet à chacun ayant un rapport personnel et familial au passé, différent et plus ou moins développé, d’intégrer ce rapport dans l’histoire de l’humanité : diversité des histoires individuelles vécues, reconnaissance de la pluralité des points de vue et distanciation. Cette expérience, ici vécue dans le milieu éducatif, permet de passer d’une distinction entre Moi et Nous, vis-à-vis de ceux que l’on dénomme Eux, à un Nous plus englobant, sans discrimination.

Bien entendu, il s’agit de rester humble dans cette démarche tant la personne n’a pas assez de toute une vie pour poursuivre son cheminement vers soi et les autres, face à des épreuves individuelles et sociales.

En tout état de cause, devoir d’histoire de l’enseignant et devoir de mémoire du témoin, ou ce que tu préfères appeler Magda une fidélité à la mémoire de ceux qui ont disparu devant tes yeux, apportent du sens à l’adolescent dans son présent car le récit du témoin est un récit pour l’histoire au filtre d’une conscience tandis que la pratique de l’enseignement de l’histoire est de donner aux élèves des repères incontestables et de mettre en perspective, comparer, mettre en débat argumenté générateur d’analyse critique, de civilité et de réciprocité.

– Quelle place accordes-tu, Magda, à l’émotion dans ton témoignage ?

Pour moi, témoigner de ce qui s’est passé là-bas est très difficile, intransmissible. Et parler de tout cela, c’est me remémorer les événements inimaginables que j’ai subis. J’ai pu libérer ma mémoire encombrée et douloureuse de cet arsenal destructeur  -blessures d’humiliation, de haine, de culpabilité et une peur viscérale- pour retrouver en moi cette puissance de vie qui m’a permis de survivre et d’être là avec vous pour témoigner de cette Force de vie.

Ce chemin de pacification vers ma vie me permet de me dégager d’un poids immense, et de me restituer tout doucement à mon histoire personnelle, à mon identité, et de toucher en moi la vie que je suis. Aujourd’hui je ne me sens pas une VICTIME de la Shoah, mais un TEMOIN de la Shoah. Si je me sentais victime de la Shoah, je revendiquerais ma vie au lieu de la vivre. Comment pourrais-je prendre ma place dans un groupe sans consentir à ce chemin ?

Je ne vais pas rentrer dans le sens psychologique de l’émotion, ni l’analyser car elle a des couleurs très différentes selon chacun, mais je vais parler de mon émotion.

Bien sûr, quand je suis devant les jeunes, je suis envahie par une immense émotion. Quand je vois tous ces jeunes visages en devenir, je revois cette foule de jeunes rentrer dans les chambres à gaz et ne pas en ressortir. Là l’émotion monte en moi, imprévisible. Je m’y prépare avant de parler, mais elle peut surgir n’importe quand.

Dans les camps, pour survivre, j’ai dû refouler mes émotions. Une fois, lors d’une intervention devant les jeunes, je me suis effondrée devant eux et je leur ai dit : « Voyez, Hitler n’a pas eu raison de moi, il n’a pas tué l’humanité en moi. » Et j’ai accueilli l’émotion sans la refouler. Souvent nous avons honte de nos larmes ; les larmes ont une connotation de faiblesse. Pour moi, les larmes sont l’expression d’une fragilité qui est en fait une force. Si je n’avais pas pu accueillir et verbaliser mes émotions, j’aurais chargé ces jeunes du poids d’une mémoire uniquement douloureuse de ma vie. Alors que tout mon désir, c’est de transmettre une mémoire de façon à mobiliser chez chacun un appel à la vie.

Je ressens une immense responsabilité de ne pas charger les jeunes de la lourdeur de mon passé. La foi en la Vie reçue de l’Au-delà de moi inspire toute mes interventions. J’ai une foi et une immense confiance en tous ces jeunes qui sont en face de moi.

Ce qui est important pour moi, c’est de les CONSCIENTISER pour qu’ils deviennent vigilants et responsables de leur propre vie. Je leur dis : « DEMAIN, C’EST DANS LE CREUX DE VOTRE MAIN ».

– Peux-tu décrire Magda les étapes de ta démarche quand tu interviens auprès des jeunes ?

La transmission, pour moi, est un appel à la vie. Le danger serait d’enfermer la génération montante dans une mémoire uniquement douloureuse. J’essaie de conscientiser les jeunes, de les inviter par mes questions à ce qu’ils se sentent responsables de leurs paroles.

QUESTIONNAIRE AVANT NOTRE RENCONTRE :

Un juif est qui pour vous ?

En connaissez-vous ?
–          personnellement
–          par vos parents
–          par votre entourage

Si oui, quel type de relation avez-vous avec lui, avec eux ?

Avez-vous entendu des réflexions concernant les juifs ?

Lesquelles ? En quelles circonstances ? Qu’en pensez-vous ?

L’antisémitisme n’est qu’un aspect du racisme. Nous Côtoyons des étrangers : noirs, gitans, arabes, asiatiques…Comment les voyez vous ?

Voyez-vous une différence entre antisémitisme et racisme ?

Avez-vous été victimes de racisme ? Si oui, pouvez-vous préciser ?

Quelle différence faites-vous entre camps de concentration et d’extermination ?

Quelles questions aimeriez-vous poser personnellement à Magda ?

Nous dépouillons les réponses avec une dizaine d’élèves et leurs professeurs. La rencontre est alors riche d’échanges. Mon intervention se fait à partir de leurs questions.

QUESTIONNAIRE APRES NOTRE RENCONTRE

Comment avez-vous perçu la rencontre avec Magda Lafon ?

Y a-t-il des paroles qui vous ont particulièrement marqué ? Si oui, pouvez vous dire lesquelles ?

Il y a peut être des questions que vous avez en votre cœur et que vous n’avez pu formuler. Vous pouvez le faire ici.

Concrètement, que proposez-vous pour vous, autour de vous, au collège, avec vos amis et dans votre vie quotidienne pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme ?

Les professeurs prennent à ce moment là le relais.

– Gilles, après notre rencontre, en quoi ta transmission de l’histoire s’est-elle modifiée ?

J’ai été amené à me dire clairement qu’il n’y a pas d’histoire sans histoires personnelles. C’est ainsi que les adolescents se sentent concernés.

Les projets pluridisciplinaires qui ont suivi, liant plusieurs disciplines enseignées, enseignants et intervenants, donc plusieurs personnes avec non seulement des formations différentes mais aussi des sensibilités différentes, ont été menés en collège dans cet esprit : Migrations, mémoires d’adolescents, Écrire sa famille, écrire l’histoire, Itinéraires et identités, récits d’adolescents.

Cette fois-ci ce sont les adolescents eux-mêmes qui se sont retrouvés en travail sur leur mémoire familiale et personnelle dans un atelier d’écriture, dans le respect du droit à l’oubli, pour un partage de paroles mises en scène auprès d’un public autre que celui de l’institution scolaire, ce qui a rendu la démarche plus sensible et délicate à la fois.

Les objectifs étaient d’aider les adolescents à se construire positivement en (re)connaissant leur propre valeur et leurs propres importance et situation dans la société et l’humanité ; de faire le lien entre histoires de vie et histoire ; d’envisager le rapport entre fraternité et diversité par la relation aux autres et à soi même et une approche de l’histoire comme une culture commune, tout cela en lien avec les programmes de l’Éducation nationale.

Bref, il s’agissait d’une démarche intergénérationnelle, dans les deux sens, amenant les adolescents à réfléchir en même temps aux possibilités de l’héritage d’une mémoire et de faire de l’histoire.

Adolescents-élèves et enseignant se retrouvent ensemble sur le sens humain de l’enseignement de l’histoire car si l’écriture ou le récit de soi ne peuvent servir d’analyse historique, une histoire de vie est porteuse d’histoire.

Pour autant, l’enseignant, passeur vigilant entre mémoires et histoire, garant des échanges préparés par et avec les élèves, doit mettre en garde ceux-ci, citoyens et personnes en devenir, de la mise en concurrence des mémoires, de paroles, qui se voudraient exclusivement paroles de preuves.

Au moment de notre rencontre auprès des jeunes, nourris de mon expérience professionnelle, personnelle, familiale voire intime, je suis entré de plain-pied et de manière intentionnelle, dans le champ de l’éthique, cette morale de l’action, pédagogique ici. Je suis franchement entré dans cette expérience de la non évidence de la transmission et d’une éducation qui, comme l’écrit Philippe Meirieu, actualise peu à peu l’universalité ; dans la conscience que l’éducation est propice, dans le respect de la liberté de chacune et de chacun, par les échanges et les rencontres, l’accompagnement des adolescents-élèves, à l’élaboration du principe d’universalité.

 Te souviens-tu, Magda, de ces quelques mots d’élèves et de parents ?

– Florian : « Je pense qu’il faut faire face au passé et j’ai l’impression d’avoir progressé dans ma vie quotidienne, plus particulièrement dans le dialogue avec les autres ».

– Les parents de Lauren : « C’est une grande opportunité de pouvoir profiter d’une réflexion de groupe ainsi qu’individuelle sur des évènements à jamais gravés dans l’histoire de l’humanité. Lauren a été conduite à apprendre à communiquer et à trouver sa place un peu plus chaque jour dans le groupe.».

– Les parents de Lucille : « Le projet a amené Lucille à une grande réflexion et, nous le pensons, l’a aidé dans son avenir à faire les choix pour que plus jamais de telles choses ne se reproduisent ».

– Élodie : « Maintenant pour moi ce n’est pas fini, c’est un commencement».

 – Magda, comment ressens-tu les jeunes que tu rencontres ?

Je les ressens comme plein d’attente, de présence, de sensibilité et d’ouverture. Ils posent des questions très profondes. Ils sont habités d’une potentialité et d’une richesse personnelle, qui m’émerveillent.

Je les invite à changer leur regard sur eux-mêmes. Je leur dis : « Lorsque vous êtes témoins d’une situation que vous ressentez comme inacceptable, humainement injuste, faits-vous confiance. Discernez, choisissez et devenez responsables de votre choix. Transformez l’indifférence et l’ignorance. »

Combien, nous les adultes, nous avons aussi à changer le regard sur eux et à les prendre où ils sont, et pas là où nous voudrions qu’ils soient. J’ai une foi immense dans leur devenir.

Il nous reste maintenant à imaginer ensemble comment œuvrer, comment cultiver de vrais liens avec moins de peur, pour retrouver en nous l’espérance en l’humanité de l’homme afin de devenir des témoins vigilants aujourd’hui, là où nous sommes.

Vous êtes bâtisseurs et responsables de votre devenir.

Magda Hollander-Lafon, Gilles Ollivier

30 octobre 2009, Rennes

[1] On peut consulter à ce sujet le site : http://laroutedelamemoire.free.fr

Fév 082015
 

Quatre Petits Bouts de Pain -- Magda Hollander-Lafon -- Albin Michel

Mes mots sont fragiles, comme moi. « Comment transmettre cette mémoire sans la banaliser, sans l’alourdir, sans accabler l’autre ? »

J’ai conscience que ce serait destructeur d’enfermer la nouvelle génération dans une mémoire uniquement douloureuse.

« La question qui m’anime est : comment transmettre l’incommunicable avec des mots de façon à mobiliser en chacun un appel à la vie responsabilité, à la vie ?

Pour cela j’ai choisi une démarche pédagogique lorsque je suis invitée par des professeurs d’histoire à témoigner sur la déportation dans des lycées et des collèges. J’ai élaboré un questionnaire préalable à l’intention des élèves. Avec une dizaine d’entre eux, nous dépouillons les réponses, anonymes. Cela me permet d’ajuster mes questions et mes réponses face aux nombreux jeunes (entre centre cinquante et trois cents).

En général ils ont peur de me poser des questions ; cela ne viendrait-il pas de nous, les adultes, qui ne savons pas les interroger et partir de ce qui les intéresse ? Ce qui est important pour moi, c’est de susciter chez eux leurs propres interrogations ; ce n’est qu’à partir d’elles que je peux les appeler à leur propre vie. Leurs questions en disent long sur ce qu’ils vivent aujourd’hui.

Je les sens réceptifs, actifs. Le questionnaire les aide à dire leurs préjugés, leurs peurs, leurs ignorances, leurs haines. Certains arrivent à dire : « Je ne sais pas ». Je les félicite pour leur courage et je leur explique que celui qui arrive à dire « Je ne sais pas » est sur le chemin de la connaissance. Le savoir est important, mais s’il reste uniquement cérébral, pour moi il est vide de sens. La connaissance a une dimension éthique. »

Magda HOLLANDER LAFON