Pour le soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau (27 janvier 1945 – 27 janvier 2015), j’ai désiré rendre hommage à Magda Hollander-Lafon, l’une des rares survivantes hongroises d’Auschwitz et la seule survivante de sa famille.
Voici le témoignage de Magda Hollander-Lafon, que j’ai recueilli pour mon livre L’avenir est en nous (3). Magda a été déportée à l’âge de 16 ans !
Magda Hollander-Lafon, Dame Sagesse vous a invitée à sa table et désirerait mieux vous connaître.
• Comment vous présenteriez-vous ?
Pourquoi devrais-je me présenter à Dame Sagesse ? Peu à peu, au cours de notre rencontre, les voiles se lèveront et elle me découvrira. Moi, la miraculée, comme tous les revenants qui ont dit Oui à la vie. Nous avons le choix de rester victimes toute notre vie ou de donner sens à la vie.
Quand je dis « je », il y a une multitude de « nous » en moi qui m’accompagne. Je témoigne pour eux puisqu’ils ne sont plus là pour parler, et pour le monde de demain, pour que cela ne puisse plus advenir ! Je suis un des témoins.
Nous, les revenants, les miraculés, sommes des porte-voix de cet événement inimaginable, l’assassinat méthodique et industriel de tout un peuple, pour la seule raison qu’ils sont juifs !
Des milliers de regards ont disparu
Sans savoir pourquoi.
Ils m’appellent
Ils sont pleins de détresse…
Trente ans après, je perce, émue, le mur épais de ma mémoire
Pour que tant de regards quémandeurs d’espérance
Ne s’évanouissent pas
En poussière…
Si aujourd’hui, je traverse courbatue le pont de ma mémoire, c’est pour que vive longtemps la mémoire de celles et de ceux à qui l’on a volé leur vie et qui, jusqu’au bout, ont voulu nous donner le courage de vivre.. Aucun d’entre nous ne devrait être là. Hitler a échoué, car il reste des survivants !
Aujourd’hui, je ne me sens pas une victime de la Shoah, mais un témoin de la Shoah ! Un témoin réconcilié en moi-même.
• Avez-vous vécu une expérience déterminante qui a modifié, changé votre parcours de vie ? Cette expérience vous a-t-elle amenée à prendre des décisions qui orientent encore votre vie ?
Toute mon Expérience a été déterminante. Pendant un certain temps, vous la subissez, elle est si lourde, elle vous ploie, vous accable ; puis, peu à peu, tout doucement, vous vous relevez et vous commencez à vous poser des questions sur le sens que vous allez donner à cette expérience et à votre vie !
J’ai été déportée à seize ans. Des juifs hongrois, je suis une des rares à être revenue (1).
J’ai été épargnée. Je suis vivante. J’ai dit oui à ma vie. J’étais trop jeune, et je n’ai pas compris pourquoi nous étions condamnés à mort. De quoi étions-nous coupables ? Je n’ai pas compris la métamorphose des gens ; les uns transformés en bourreaux, d’autres en victimes. Comment cela a-t-il été possible ? Comment sommes-nous devenus des oubliés de l’humanité ?
Après l’arrestation (27 avril 1944) de ma mère, de ma jeune sœur et de moi-même, celle où les gendarmes hongrois nous ont chassées de notre maison, j’ai reçu un choc qui m’a laissée anéantie. Je ne comprenais pas pourquoi nous étions soudain devenues haïssables. J’ai sombré dans l’amnésie jusqu’à en rejeter ma langue maternelle. Je subissais ce chaos comme s’il était irréel, et, en même temps, je me sentais devenir une boule de haine.
Plus tard, à Auschwitz, les nazis nous ont volé des milliers de vies sous mes yeux et je marchais sans voir d’autres issues. Nos larmes dans un ciel sourd et muet devenaient des nuages gris, lourds de colère et de peur.
Aujourd’hui je vis, je réfléchis et, difficilement, j’écris, parce que plus je réfléchis, moins il m’est facile de répondre à toutes ces interrogations.
Cette « Expérience » a été une survie constante car notre vie était menacée à chaque instant. Nous avons été humiliées dans notre humanité, notre féminité. Je ne me suis pratiquement pas lavée pendant un an. J’ai mis longtemps à m’identifier à un être vivant. Nous n’étions « rien ». Comment muer ce « rien » en « quelqu’un », en « quelqu’un de vivant » ? Un long chemin de reconstruction, de lentes relevailles à soi-même.
Il m’a fallu trente ans pour me résoudre à écrire « cette Expérience », car pour survivre, j’avais éteint ma mémoire. Seuls le temps et la confiance dans la vie m’ont appris peu à peu à délier ma voix nouée et à puiser dans la mémoire de mon cœur. Les quelques pages de Quatre petits bouts de pain. Des ténèbres à la joie (2) sont nées d’un passé sombre que l’amour de mon mari, l’arrivée souhaitée, inespérée, exigeante de nos quatre enfants, les amitiés, m’ont permis d’assumer. Aujourd’hui, je sais avec certitude que l’amour créateur de mon époux, mon ami, m’a pacifiée parce qu’il a su croire en moi. Nous continuons avec les joies, les difficultés de chaque jour – mais avec passion – depuis plus de cinquante ans, à réinventer l’Amour. Sa famille est aussi devenue la mienne.
Et aujourd’hui, après un long travail intérieur, après un dégel qui s’est passé doucement, je peux toucher en moi la vie que je suis. La vie est vraiment un miracle. Elle a permis la naissance de quatre « merveilles », moi qui ne voulais pas d’enfants ! Je ne pouvais imaginer que ceux-ci puissent traverser un jour ces mêmes ténèbres. Comment décrire la beauté de ces petits êtres, qui se déploie devant nous jour après jour ?
Et peu à peu, le devoir de prendre la parole s’impose, je ne peux m’y dérober. J’obéis non pas à un « devoir de mémoire » mais à une fidélité à la mémoire de celles et de ceux qui ont disparu devant mes yeux. Il est évident pour moi qu’il fallait transformer cette mémoire de mort en appel à la vie. J’ai compris que la paix ne peut se construire que si chacun de nous trouve ou retrouve le goût de sa vie. Je voudrais que cette mémoire imprimée dans mon cœur inspire la force de vivre et d’agir pour que « jamais plus » puisse devenir une Réalité !
• Quelle est votre vision du monde actuel ?
Comment cela se fait-il que cinquante ans après la libération des camps d’extermination nazis, le fanatisme fasse encore tant de ravages ? Le point commun de tous ces conflits ne réside-t-il pas dans la confiance démesurée des fanatiques, dans la puissance de leur supériorité, la leur ou celle des causes qu’ils défendent ? Est-ce que ce n’était pas le cas des nazis ?
Hier comme aujourd’hui, le fanatique est habité par des certitudes et quand il pense qu’il sait tout, il devient dangereux ; il est fermé au doute et à tout ce qui rend l’être humain digne de son humanité ; il ne se pose jamais de questions et, de toute façon, il n’accepte aucune vision autre que la sienne ; il se pose toujours en victime de l’autre ; et pour être heureux, fier de lui-même, et se sentir exister, il a besoin de sentir que l’autre lui est asservi. N’y a-t-il pas, en chacun de nous, l’un ou l’autre de ces traits ? Il est important que nous en prenions conscience pour résister à la pression de la foule, mais aussi pour commencer le chemin du pardon.
Grâce à mes traversées, je peux mieux comprendre et pardonner à celui qui me blesse. Cette démarche ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une parole vraie. C’est difficile, mais n’est-ce pas déjà aimer que d’accepter l’autre là où il est, et là où nous sommes aujourd’hui en devenir ? Si nous étions en paix en nous-mêmes, ferions-nous la guerre contre l’autre ? « Il dépend de chacun de dire, de redire, que la vie est sacrée et unique, que c’est la solidarité et la mémoire qui peuvent sauver l’humanité. »
Je crois qu’en chaque être humain, il y a une parcelle de lumière. Mais j’ai compris que je ne pouvais appeler personne dans le meilleur de lui-même sans être moi-même libérée de mes propres blessures, de mes peurs, de ma violence.
• Quelles sont les valeurs auxquelles vous êtes attachée ? De quelles manières les rendez-vous vivantes ?
Le pardon.
J’ai vécu la triste expérience du remords qui a continué à me ronger au retour des camps, le remords d’être vivante, moi. Pourquoi pas les autres ? Ils me valaient mille fois. Que faire de moi-même maintenant ?
Je n’ai cessé, durant trente-sept ans, de lutter contre cette adolescente qui ne pouvait pas se pardonner d’être vivante, et contre cette adulte qui devait entreprendre une course de vitesse sans entraînement. Je courais pour rattraper le temps. J’ai déployé une telle énergie pour paraître. Pourquoi ce désir de tout faire pour tout le monde ? N’était-ce pas pour me faire pardonner ? Et de quoi ?
J’ai mis longtemps à comprendre que la naissance à moi-même passait par le pardon que je devais me donner. Ce « moi-même », je ne le connaissais pas encore. Je sentais que je devais me pardonner de vivre, me pardonner les mauvais traitements que je m’étais intérieurement infligés. J’ai endossé toute la cruauté des autres, et ce, pendant trente ans. Jusqu’au jour où je me suis dit : « En te culpabilisant, ne donnes- tu pas raison aux nazis ? » Et quand nous donnons raison aux autres, nous démissionnons de nous-mêmes et nous leur donnons un immense pouvoir destructeur sur notre vie. Le jour où je me suis pardonné, j’ai été allégée d’un grand poids, celui de la haine envers ceux qui m’ont fait tant de mal et qui ne nous ont jamais demandé pardon.
Le pardon est une demande. En demandant, nous considérons l’autre. Nous lui donnons la possibilité de répondre oui ou non. D’où vient que nous ayons tant de mal à donner et tant de difficultés à recevoir ?
Dans le pardon, n’avons-nous pas d’abord à nous pardonner, nos mensonges, nos peurs, de nous-mêmes et de la vie parce qu’inconnue ? Pardonner n’est pas encore aimer, mais c’est un petit pas sur le chemin de la réconciliation. Pardonner, c’est changer son propre regard sur soi et sur les autres. Comment cela se fait-il que nous emprisonnions la bonté en nous, que nous laissions la peur en liberté ? Notre âme est comme les ciels de printemps. En nous pardonnant, nous permettons au printemps de fleurir de toutes les couleurs de la vie.
L’amour.
Je crois en l’Amour. Il enflamme la vie autour de lui. Il est gratuit, léger comme un souffle. Il transfigure le quotidien en un royaume où il fait bon vivre. L’amour a séché mes plaies qui sont autant d’ouvertures sur les chemins de l’amitié. Aimer est l’apprentissage d’une vie. Je n’ai pas de mots pour parler de l’amour, ni avec un petit a ni avec un grand A. Je reste jusqu’à la fin de mes jours une fervente apprentie.
« La vie sur la terre m’a éprouvée. Elle m’a aussi beaucoup donné. J’ai été nourrie de tant de chaleur, de sourires, de regards, de visages que je me sens comblée. J’ai tellement de mercis à exprimer que le ciel entier ne suffirait pas à les contenir. J’aimerais partir en aimant. »
Le silence.
Pour ne pas absorber le mal-être, la violence des autres, j’ai appris à écouter sans tout entendre. À baisser les yeux pour ne pas voir un regard déformé par la violence. À rester en silence. Celui qui est en colère ne peut pas entendre, ne peut pas voir. Le silence me permet de rester en moi-même, pour avoir du recul et ne pas subir un tel débordement.
Le silence ensemence le monde intérieur. Ce sont des moments de grâce qui font naître à la beauté. Le silence écoute chanter la vie. Et lorsque c’est Toi qui m’inspires, les mots attendent en silence pour être inscrits dans un moment de grâce.
• À ce jour, que désireriez-vous transmettre ?
La question qui m’anime est : comment transmettre l’incommunicable avec des mots de façon à mobiliser en chacun un appel à la conscience et à la responsabilité, à la vie ?
Le danger serait d’enfermer la génération montante dans une mémoire uniquement douloureuse. La transmission, pour moi, est un appel à la vie, c’est-à-dire un appel pour chacun à reconnaître en lui son indifférence, sa blessure, sa violence, pour retrouver en lui sa force de vie. Lorsque je suis invitée par des professeurs d’Histoire à témoigner sur la déportation dans des lycées et des collèges, je termine mes interventions par ce message qui est comme une trace : « Mon seul désir, en témoignant, c’est que vous trouviez confiance en vous-mêmes, que vous soyez capables de vous engager en personnes libres. Vous êtes les bâtisseurs de votre vie et vous êtes responsables de votre devenir. »
Je désire également transmettre l’amour de la vie. C’est à l’intérieur de l’univers familial que se transmettent l’amour de la vie ou la violence. La famille est un repère, un lieu d’envoi de nos enfants à leurs responsabilités, à leur vie. Je suis convaincue que c’est de l’harmonie de la famille que dépend la paix du monde et de nous-mêmes. Ma famille – mon mari, nos quatre enfants, les onze petits-enfants que nous avons aujourd’hui – est pour moi le premier cercle de la société. Elle peut être un lieu d’accueil, d’enracinement, d’apprentissage de la vie, une source de création, de re-création jamais finie. Un commentaire midrashique dit : « Pourquoi l’Éternel n’a pas achevé la création ? – C’est pour que chaque être humain puisse la parachever. »
• À la lumière de votre expérience, que vous inspire cette déclaration : « Nous sommes tous des compagnons de voyage » ?
Je peux voyager refermée sur moi-même, avec un Dieu au passé. Alors je traverse la vie comme un aveugle survivant, victime des autres et de lui-même.
Je peux muer ce voyage de mort en voyage de vie, avec un Dieu au présent qui accompagne ma vie tous les jours et qui me permet d’ouvrir ma porte intérieure vers l’autre.
D’où vient que dans l’Évangile, et souvent dans les homélies, on parle de l’Éternel au passé ? Comment puis-je me laisser recevoir par un Dieu au passé, alors que je sens Sa présence au présent qui m’aide à cheminer de plus en plus vers Lui ?
La vie est devant nous, le passé ne peut être effacé. Il m’a permis par son enseignement d’aller vers l’avenir. Vers plus de Lumière et plus de Vie.
Témoignage recueilli par Marie Clainchard.
(1) Magda est la seule survivante de sa famille, et plus largement de la communauté juive hongroise : en 46 jours et en 147 convois, 437 403 personnes ont été déportées, 350 000 d’entre elles ont été assassinées dès leur arrivée à Auschwitz-Birkenau.
(2)
Quatre petits bouts de pain. Des ténèbres à la joie – de Magda Hollander Lafon, Editions Albin Michel – 150 pages
(3)
L’Avenir est en nous – 43 aventuriers de l’existence témoignent. Marie Clainchard, Editions Dangles – 303 pages